Hommage à François Maspero
Entretien. Éditeur, écrivain, intellectuel et militant, François Maspero est décédé le samedi 11 avril. Pour lui rendre hommage et évoquer cette figure que nous avons tous d’une façon ou d’une autre croisée, nous avons interrogé son ami Marcel-Francis Kahn et notre camarade Alain Krivine.
Qu’a représenté pour ta génération François Maspero ?
M-F. K. : Je dirais que pour les gens de notre génération, les positions et le travail éditorial de François fut perceptible à partir du début de la guerre d’Algérie. L’opposition aux guerres coloniales avait été à la fin des années 40 et au début des années 50 monopolisée par le PCF (Madagascar, première guerre d’Indochine...) dont le stalinisme inconditionnel, avec son soutien aux procès de Prague, de Budapest et de Sofia, laissait peu de place à ceux qui combattaient à la fois le colonialisme et ce stalinisme. Certes, il y avait eu le RDR (j’en fis partie) et les représentants divisés (hélas pour eux et les causes qu’ils défendaient) de la Quatrième Internationale.
Avec des gens comme François Maspero, qui fit un très court passage au PCF et plus tard comme moi de façon brève à la Ligue, se levait une génération intellectuelle qui reprenait le flambeau de ces luttes. Et François Maspero en fut très vite un des porte-drapeau grâce à sa librairie puis aux Éditions.
A.K. : Pour les jeunes générations, le nom de Maspero n’est souvent pas connu, mais pour la mienne c’est un véritable symbole qui vient de disparaître. Symbole de la combativité, du courage, de l’internationalisme du combattant qui, avec ses moyens, ne reculera jamais.
Mais même à l’époque, du fait de sa discrétion peu de gens le connaissait ou le reconnaissait. Il se cachait presque dans sa librairie, refusait les interviews, et souvent refusait de parler dans les réunions publiques si ce n’est pour bafouiller quelques mots. Personne ne savait, par exemple qu’il était resté environ deux ans à la LCR, mais la vie d’un parti ne rentrait pas dans sa façon d’être. Il voulait surtout exprimer sa sympathie politique et rien d’autre.
Quel fut le rôle de sa librairie au Quartier latin ?
M-F. K. : L’influence de sa librairie au Quartier latin fut très rapidement considérable, car il apparut très vite qu’elle n’était inféodée à aucun groupe, parti ou secte. Parmi ceux qui travaillaient dans cette librairie, il y avait des gens d’opinion et d’affiliation très diverses et cette diversité se traduisait à l’évidence par la variété des ouvrages proposés y compris certains qui sentaient le soufre. Bien entendu, les choses se précisèrent encore plus nettement lorsque, malgré les pressions et les menaces, son activité d’édition s’ajouta à celle de la librairie proprement dite. Les multiples procès auxquels il eut à faire face témoignèrent de la crainte qu’inspirait aux pouvoirs publics l’influence qu’ils prêtaient – à juste titre – à ces activités.
Je voudrais aussi rappeler que l’activité militante de François ne s’arrêta pas ces dernières années. Fidèle à sa position, qui l’amenait à défendre les causes qu’il estimait justes, il fut de ceux qui conçurent et rendirent possible le Tribunal Russell sur la Palestine, dont la dernière session faisant suite aux massacres de Gaza se déroula à Bruxelles il y a peine moins d’un an.
A.K. : Dans les années 70, sa librairie « La joie de lire » située en bas du boulevard Saint-Michel, rue Saint-Séverin, était devenu le lieu de rencontre de tous les courants d’extrême gauche : anars, maos, trotskistes, communistes... On se donnait rendez-vous « chez Masp », et là on était sûr de retrouver des connaissances et de trouver les écrits de tous les révolutionnaires de France et du monde entier, sans parler de tout ce qu’éditait Maspero. Cuba, les révolutions en Amérique latine, la guerre d’Algérie, et son cortège de tortures et d’assassinats... On commentait les révolutions passées, présentes et à venir. On achetait de la littérature, mais peu à peu certains venaient même se servir gratuitement, sachant que François Maspero ne contrôlait rien. À plusieurs reprises, le service d’ordre de la LCR dut intervenir pour protéger la boutique... Mais à l’intérieur régnait un climat de solidarité et de complicité.
François Maspero fut aussi écrivain. Qu’en retiens-tu ?
M-F. K. : À côté de sa vie militante et de ses activités d’éditeur et de libraire, François Maspero fut donc aussi un écrivain. Ses livres – qui touchent souvent autour de ses souvenirs et de ses expériences personnelles – ont des thèmes variés remarquablement originaux. François était un styliste exigeant, et sur le tard, il gagna sa vie comme traducteur de livres, en général espagnols et de nature très diverse ! Entre ses souvenirs de périples balkaniques et ceux traitant de façon tout aussi originale la banlieue parisienne, ainsi que ceux dans lesquels on retrouve les éléments de sa propre vie, on note un style très particulier qui fait que même sans connaître celui qui a écrit ces textes, on peut reconnaître leur auteur.
A.K. : Quand Maspero s’est retiré de la librairie, ce fut un peu comme un monde qui s’écroulait. Il était devenu auteur, et ça n’était plus ni le passeur ni le traducteur. Mais il se révéla être un véritable écrivain. Le moment était venu de savoir qui il était. En lisant sa vie dans les Abeilles et la Guêpe (1), on a appris beaucoup sur François, notamment que ça n’était pas seulement un militant comme il en existe peu mais aussi qu’il était un véritable écrivain.