Etat espagnol : Ce que à Podemos nous avons mal fait – Comment analyser des résultats électoraux et l’invalidation des pronostics ?
par TOBARRA Andreu
La soirée du 26 juin 2016 a provoqué une immense déception tant pour l’échec face aux attentes comme pour le sens inattendu des résultats électoraux. Diverses questions se posent qui semblent devoir recevoir une réponse en fonction de l’échec de la plus grande partie des pronostics.
Alors que les prévisions annonçaient une stabilité des votes que le Parti Populaire (PP) avait déjà obtenus le 20 décembre 2015, ce qui pouvait impliquer aussi bien une petite augmentation qu’une petite diminution, le PP obtient une augmentation importante, aussi bien en pourcentage, passant de 28% à 33%, qu’en nombre absolu de voix, passant de 7,2 millions à 7,9 millions, ce qui fait passer son nombre de sièges de 123 à 137 (voir tableau 1).
Pour le PSOE (Parti socialiste ouvier espagnol) s’annonçait une nouvelle chute relativement significative, comme cela s’est passé lors de chacune des dernières élections. Et pourtant ses résultats du 26 juin lui apportent une légère augmentation en pourcentage, de 22,01% à 22,06%, mais une légère diminution en nombre absolu d’électeurs, se maintenant légèrement en dessus des 5 millions. Par contre, de par le jeu des circonscriptions inégales, une baisse du nombre de sièges est enregistrée : de 90 à 85. Toutes les prévisions pariaient sur un recul du PSOE en troisième place de la représentation parlementaire, derrière Podemos. Cela ne s’est pas produit, le PSOE maintient sa deuxième place quoique à une claire distance derrière le PP.
Tandis que pour Podemos, malgré la conservation du nombre de sièges à 71, le 26 juin représente une triple désillusion. Podemos ne dépasse pas le PSOE et reste en troisième place ; Podemos ne réussit pas à éroder le moins du monde le nombre d’électeurs du PP ; Podemos perd plus d’un million de voix, passant de 6 millions avec ses alliés en décembre 2015 à 5 millions, bien qu’en pourcentage cela n’implique qu’un peu plus de 3% de pertes. (voir tableau 1)
L’unanimité des sondages préélectoraux s’est révélée fallacieuse. Sans aucun doute les grandes alliées des prévisions finalement démenties auront été les enquêtes préélectorales les plus diffusées, rattachées non seulement aux médias qui tous se sont livrés, avec de légères nuances et degrés d’erreurs, aux mêmes prétentions erronées.
Tableau 1
Les quatre dernières élections générales, 2008, 2011, 2015, 2016
Tout d’abord, il faut déclarer que nous ne participons pas des explications conspiratives à propos de la secrète machination d’une immense fraude, comme tentative d’explication. Cela ne veut pas dire que nous avons confiance dans les mécanismes de transparence et de participation que nous offre le système, clairement insuffisants et déformants. Mais il est préférable de travailler en général le plus près possible de la méthode scientifique d’élaboration et de prise de décision basée sur les données, ce que n’ont pas besoin de faire les théories conspiratives.
L’explication par les différences entre certaines données du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016 pour ce qui est du taux de participation et d’abstention se rapproche de ces explications. Il devrait être suffisant de les expliquer par les listes électorales des Espagnols résidents absents qui vivent à l’étranger, par le vote CERA (Cens électoral des Espagnols résidents absents qui vivent à l’étranger/vote par Internet), qui n’avait pas encore été comptabilisé en attente d’être validé par la Commission électorale et qui représente environ deux millions d’électeurs.
Les bulletins de vote de ceux qui votent par correspondance, et cela inclut les électeurs qui résident temporairement à l’étranger, se comptabilisent le jour même des élections. Au moment où on incorporera le vote des résidents permanents à l’étranger, le pourcentage d’abstention va augmenter étant donné que leur participation est beaucoup plus basse, entre autres raisons également à cause des difficultés que le PP a placées pour rendre leur vote plus difficile.
La droite a démontré avoir des problèmes vers le haut mais pas vers le bas, tandis que le Parti socialiste les a des deux côtés, souffrant une perte d’électeurs qui ne montre aucune tendance à se freiner. Le PP a augmenté ses voix par rapport au 20 décembre tant en termes absolus qu’en pourcentage. Fondamentalement, cela peut expliquer comme un transfert de votes qui avaient été « cédés » à Ciudadanos et qui sont, cette fois, revenus au PP, sans doute encouragés par le vote utile et par la peur que la division des votes entre les droites avec le système électoral déformé puisse ouvrir la porte à un gouvernement de la gauche.
Mais même ainsi, ce transfert ne suffit pas à expliquer la croissance de près de 700’000 voix en faveur du PP. L’hypothèse serait qu’une partie des 400’000 voix que perd Ciudadanos, même si elles avaient passé complètement au PP, doit être complétée par quelque autre transfert d’autres organisations (comme le PSOE) et sans doute par la participation plus grande parmi les secteurs plus âgés, chez qui, à la différence des plus jeunes, il y a une plus grande implantation des options de droites.
Graphique 1
Pourcentages des votes PP-PSOE depuis 2001
Dans les explications des résultats électoraux s’introduisent traditionnellement deux formes splendides de manipulation et de falsification de ce qui s’est passé. La première consiste à considérer une des causes et se fixer sur elle seulement. L’explication offerte est certaine, mais elle ne l’est qu’à l’intérieur d’un ensemble et non pas de manière isolée, c’est là le piège, en extrayant cette cause du contexte qui lui donne raison et signification pour présenter un nouveau tableau qui est celui qu’on est intéressé à construire sous les apparences d’une vérité évidente et incontestable.
La deuxième offre simplement des pistes de ce qui s’est passé en se basant sur la période électorale limitée (et parfois même pas autant, mais seulement quelques jours), y compris en se fixant sur quelques événements localisés, comme telle phrase, telle attitude… lors de l’apparition du candidat dans les médias, en négligeant les trajectoires plus longues et profondes, c’est-à-dire en les convertissant en inexistantes et en les remplaçant par de l’anecdotique et du circonstanciel.
Malheureusement, il semble que ce soit là la manière habituelle des médias et d’une bonne partie des directions des organisations politiques. Cependant, la recherche d’explications doit être resituée dans un cadre de complexité, dans le sens de fuir comme bonne pratique épistémologique des solutions trop simples. Nous situer dans un schéma multicausal est une démarche nécessaire quand il s’agit de construire des descriptions, des analyses et des explications de la réalité.
Et pourtant ce chemin que nous proposons a été « hacké » plus d’une fois. Le mécanisme pour piéger cette bonne procédure consiste à offrir des analyses particulièrement saturées de scientisme et de difficulté d’approche directe. C’est-à-dire qu’on pourrait résumer cela avec ce qu’avec certains camarades d’études de l’université nous définissions ainsi : « Si tu ne peux pas être brillant, sois obscur. » Fondamentalement la finalité d’un bilan électoral devrait être de contribuer au débat, réussir à faire débattre et confronter cette contribution par le plus grand nombre possible de personnes, en partageant les idées comme si elles étaient des outils, de telle manière que d’amples collectifs s’en trouvent plus enrichis et avec une meilleure expérience que s’ils n’avaient pas essayé de débattre de manière critique. De cette manière ce qui s’impose à nous, ce n’est pas de traiter la complexité à partir de la reproduction de la complexité elle-même impossible à englober, mais à partir d’une modélisation, ce qui signifie que, sans renoncer à la multicausalité, nous tentions en première instance de nous rapprocher d’elle en sélectionnant et en hiérarchisant.
Au sein du monde de Podemos nous avons pu lire quelque première explication de ce qui est arrivé qui clairement implique un léger défi à la raison (au sens commun ?). On prétend faire retomber la charge de la responsabilité des mauvais résultats, par rapport aux attentes, sur la confluence avec IU et concrètement sur Izquierda Unida (IU), en laissant Podemos libre de toute faute. Ici aussi, dans le Pays Valencien, quelques membres de Compromis, force avec laquelle on s’alliait pour la première fois le 26 juin, ont repris un argument similaire dirigé contre Podemos.
Arrêtons-nous un instant sur cet énoncé qui semble être très courant et influent : « La confluence avec IU n’a pas ajouté, elle a soustrait. » Avec quelques variantes, comme étendre la cause à d’autres confluences que IU, on constate un patron d’argumentation qui se limite à offrir l’évidence suivante afin de caractériser Izquierda Unida comme le principal problème : « Là où le vote et la présence de IU est plus grande, c’est là qu’a été plus grande la perte de votes de Unidos Podemos. »
Une des versions les plus citées ces jours en est celle que publie Electomanía (voir note), une explication simpliste et erronée qui fait bien mal usage de la statistique, en torturant les données jusqu’à obtenir qu’elles semblent exprimer ce que l’auteur avait manifestement décidé d’avance qu’elles exprimeraient. Je vais essayer de l’expliquer, en recourant à quelque chose que beaucoup de lecteurs ne doivent pas connaître, mais qu’il est hautement improbable que l’ignorent certains théoriciens de cet argument, de par leur formation. Je veux parler de la différence entre corrélation et causalité. Le mieux, c’est que je l’explique avec un exemple classique.
Il y a deux variables en jeu dans l’exemple. Mettons en relation le fait de fumer de la marihuana avec les notes qu’obtient un étudiant. De telle manière que l’évidence apparente que nous offrent des données supposées, c’est que les étudiants qui fument le plus obtiennent en même temps des moyennes de qualifications plus basses dans leurs études. A partir de ces chiffres, on construit l’explication que la cause des mauvaises notes : de fumer de la marihuana.
Là où nous devrions seulement trouver une corrélation entre deux variables, on a sauté dans le vide le plus absolu pour finir par postuler une relation causale. Dans la corrélation on ne prétend pas (on ne peut pas) trouver des explications, avec des causes et des effets. Mais simplement signaler que les données confirment l’action simultanée (dans un sens déterminé et un degré d’influence plus ou moins accusé) des deux variables, en précisant qu’il s’agit d’une tentative au niveau d’une hypothèse, en attente de plus de contributions appuyées sur les outils de la connaissance et sur l’éthique.
En définitive, les données seulement confirment l’existence d’un rapport inverse entre ce qui se fume et la note moyenne. On a des notes plus basses et on fume plus ou on a des notes plus hautes et on fume moins.
Le fait est que nous pourrions trouver pour ces mêmes données une autre explication qui relie les mêmes variables d’une manière complètement différente. Pourquoi les notes ne pourraient-elles pas être la cause et fumer la marihuana l’effet ? Cela suppose retourner complètement l’explication fallacieuse d’avant. Autrement dit, c’est le fait de recevoir des notes basses qui conduit les étudiants à fumer de la drogue, et c’est là une explication causale tout aussi concordante avec les mêmes données qui avaient permis de donner l’explication antérieure. Là où la drogue était la cause, voilà qu’elle devient l’effet.
Mais quelles que soient nos opinions personnelles à ce sujet, la situation reste la même, les données permettent de parler au sens strict seulement d’une description du phénomène en termes de corrélations (directe ou inverse, avec plus ou moins d’intensité). Pour réussir à construire une formulation de cause à effet, nous avons besoin de beaucoup plus, comme une grande connaissance de comment fonctionne, et pourquoi fonctionne ainsi, le phénomène que nous étudions. En attendant nous ajoutons des hypothèses qui tant qu’elles ne sont pas renforcées par plus de faits doivent être prises avec les prudences les plus extrêmes et traitées en différenciant clairement la claire solidité d’une corrélation, sans plus, de la faiblesse d’une hypothèse causale, sans appuis.
Dans notre exemple nous pourrions envisager une troisième possibilité, causale elle aussi. Supposons que malgré la forte corrélation entre les notes et fumer la marihuana, nous renonçons à les relier pour formuler une autre explication possible : les étudiants qui reçoivent les notes plus basses et en même temps fument de marihuana le font parce qu’ils souffrent de quelque problème important. En définitive, nous situons le poids de la cause sur une troisième variable qui n’était pas énoncée dans le simpliste modèle bidimensionnel et semble tout aussi bien s’adapter aux mêmes données que les précédentes, mais avec la différence cruciale que si nous introduisons des nouvelles données en jeu nous pourrions vérifier que le traitement réductionniste de situations complexes nous conduit à des explications frelatées, c’est-à-dire fausses, aussi simples et ingénieuses puissent-elles paraître.
Notre meilleur ancrage pour éviter ce type de choses, c’est l’éthique, qui ne devrait pas nous permettre d’écrire la conclusion en premier lieu pour ajouter ensuite la donnée ou le fait apparents qui justifie ce que nous désirons voir justifié. Je crois que, au point où nous en sommes, nous savons combien certains et certaines travaillent de manière malintentionnée.
S’il faut chercher des corrélations pour les convertir en explications causales, je vous en recommande une assez évidente qui a été négligée de manière surprenante : la perte de votes de Podemos est la plus forte là où Podemos a reçu le plus de voix en décembre 2015. Cette corrélation, avec le même procédé inapproprié, pourrait être convertie en un argument pour faire retomber sur Podemos exclusivement la perte d’électeurs. Mais elle nous paraît tout aussi inacceptable que la première, cette deuxième formulation qui invente des causes et des effets à partir de données qui ne le permettent pas.
Même si nous sommes d’accord qu’une partie importante de l’explication, il faut la rechercher au dehors, toute simplification nous paraît inacceptable qui suppose que nous ne regardions pas, en même temps, vers l’intérieur.
Les médias de grande diffusion ont participé, clairement de manière intéressée, à décrire l’erreur qu’aurait été la confluence de Podemos avec d’autres forces, en premier lieu IU. Il n’y a pas besoin d’être un lynx pour remarquer qu’ils peuvent avoir un intérêt à empêcher que la convergence, désirée depuis si longtemps, réussisse à s’articuler, en rompant après tant d’années de divisions et de divergences qui en grande mesure auraient pu cohabiter dans la même organisation si cette dernière s’était dotée de formes nouvelles pour le permettre.
J’espère aussi, qu’on ne m’accuse pas de sympathies excessives pour ce que représentent l’appareil de IU et une partie de sa trajectoire ces dix dernières années. De la même manière que je considère que dans les négociations avec Podemos pour arriver à l’accord électoral, la direction de IU a agi avec les formes et les intérêts propres d’un appareil profondément bureaucratisé, la direction de Podemos n’a en rien été « délicate » ni n’a présenté l’image de générosité nécessaire à la force majoritaire, surtout si ce qu’on prétendait était faire valoir socialement que la coalition avait plus de ressources et de futur de convergence réelle dans un nouvel espace articulé à partir d’un premier pas sur le terrain plus électoral.
Graphique 2
Variation en % de décembre 2015 à juin 2016
A chaque consultation électorale dans l’Etat espagnol, le CIS (Centre d’investigations sociologiques du Ministère de la présidence) réalise des études post-électorales afin de rechercher les caractéristiques du comportement électoral des citoyens. A partir de cette étude nous disposerons de plus que quelques hypothèses et intuitions des transferts qui ont passé d’un parti à un autre, en tenant compte également de l’abstention. L’enquête post-électorale du CIS est un bon outil pour nous rapprocher d’une compréhension du vote et du pourquoi des résultats qui ont eu lieu, en fournissant des pistes très importantes, selon les catégories sociales pertinentes, comme le sexe, l’âge, les motivations pour l’exercice du vote (ou de l’abstention), le niveau d’études, la situation socio-économique, l’idéologie, la classe sociale… Jusqu’à la publication de l’étude d’ici quatre semaines environ, nous nous mouvons sur un terrain relativement hypothétique si nous essayons de quantifier et hiérarchiser des causes.
Dans la multicausalité complexe à laquelle j’ai fait allusion comme plateforme obligée sur laquelle développer nos débats, je déplore l’absence d’un traitement clair de celles des causes qui étaient, elles, dans nos mains, ces éléments qui furent le résultat de décisions prises par nous, à Podemos, et qui auraient pu se faire d’une autre manière. En même temps, il n’est pas superflu d’avoir un regard qui porte un peu plus loin et ne se limite pas aux incidents de la campagne électorale, ce qui oblige à se circonscrire excessivement à des postures et discours de la période très proche du 26 juin.
En définitive, je prétends n’ajouter rien aux faits externes à Podemos qui sont déjà sur la table : comme la campagne de peur, le Brexit, l’effet de vote utile sur lequel le PP a concentré sa campagne, la mobilisation de la population la plus âgée, tout cela uni aux grossissements et déformations de la part des médias. L’importante influence de tout cela sur les résultats du 26 juin est indiscutable. Cependant je souhaite consacrer l’espace qui me reste à ces éléments qui sans aucun doute étaient principalement dans le domaine de décision de Podemos et qui ont pu contribuer au recul électoral.
En rapport à cela, je souhaite poser sur la table de l’analyse post-électorale quelques éléments, avec une certaine perspective temporelle. Ces jours, le 5 juillet, il y avait une année qu’avait eu lieu en Grèce le référendum par lequel le peuple grec avait dit NON à la stratégie de guerre financière et d’austérité de la dette qu’imposait la Troïka. Depuis que Syriza avait gagné les élections en janvier 2015 jusqu’à ce que Tsipras comme chef du gouvernement abandonne, peu de jours après le référendum, en ignorant totalement son résultat, les positions de gauche qui lui avaient permis de gagner, à peine six mois s’étaient écoulés. Le ralliement au néolibéralisme le plus néfaste et antisocial de la part de Tsipras signifiait dynamiter une opportunité historique de changer les choses non seulement pour la gauche grecque, mais également pour toute la gauche européenne. Il a jeté à la poubelle cette immense opportunité de « conquérir les cieux » (« à l’assaut du ciel »).
En septembre 2015, un peu plus de deux mois après la capitulation, lors des nouvelles élections qui eurent lieu en Grèce, Tsipras a pu compter sur la présence de Pablo Iglesias (qui malheureusement ne fut pas le seul leader des nouvelles gauches européennes à passer par la Grèce aux côtés de Tsipras à l’occasion de ces élections) afin de le soutenir sans aucune réserve, provoquant la surprise et la déception d’une bonne part des militant·e·s de l’Etat espagnol. De sa participation au meeting final de la campagne sur la place Syntagma d’Athènes, nous sonnent encore aux oreilles quelques-unes des paroles rutilantes et incroyables avec lesquelles il décrivit le nouveau converti au néolibéralisme, Alexis Tsipras « Un lion qui défend la patrie contre les vautours ».
Ce fut alors un point d’inflexion important dans l’image sociale de Podemos, surtout parmi les militant·e·s et la multitude d’organisations qui participaient depuis des semaines à la solidarité en appui au peuple grec face à la Troïka. Je n’ai aucun doute qu’à ce moment-là quelque chose s’est cassé entre nous et d’autres camarades dans la lutte pour le changement social, certaines choses qui n’allaient plus être les mêmes.
L’aigreur publique durant plusieurs jours, en mars 2015, dans les premiers titres de la Tv, de la presse et de la radio autour de la démission forcée de celui qui avait été jusque-là le secrétaire à l’organisation au niveau de tout l’Etat espagnol, Sergio Pascal, à qui était attribuée « une gestion déficiente dont les conséquences ont causé un grave dommage à Podemos ». Cela mettait en pleine lumière le conflit interne souterrain avec les errejonistes [partisans de Inigo Errejon, numéro deux de Podemos], peut-être avec autant de répercussion sociale comme avait eu plusieurs mois auparavant la sortie mise en scène, mais fulminante de Monedero [Juan Carlos Monedero, un des initiateurs de Podemos]. Mais cela ajoute un facteur qui dans le cas de Podemos suppose une importante déqualification pour la direction et l’organisation, à savoir les procédés employés pour résoudre des désaccords politiques qui rappellent la vieille politique et, qui plus est, dans cette vieille politique les styles les plus rances des appareils bureaucratiques de parti, sans droits élémentaires de transparence et de participation.
Cela n’est absolument pas un fait isolé et suppose une publicité plus grande encore que l’année antérieure, exposés à plusieurs reprises par les médias avec des titres plus ou moins grands, à savoir les continuelles démissions et problèmes organisationnels de Podemos qui accentuaient trop de fois les signes de conflits qui résultent du manque d’horizontalité de l’organisation. Il serait assez naïf de prétendre que cette publicité négative continuelle pourrait n’avoir aucun type d’effets, et qui plus est, suite à des doses accumulées.
Les changements d’opinion non dissimulés sur des grands sujets comme le référendum catalan, justifiés dans le meilleur style Orwell-1984, en niant l’évidence et en reconstruisant le passé en fonction des intérêts présents. Les vidéos et les enregistrements qui établissaient que le référendum, oui, représentait jusqu’à il y a peu quelque chose de non négociable, furent remontrés au public par les médias pour nuire à Podemos. Des médias à qui les paroles passées de Pablo Iglesias rendaient vraiment facile le travail, quels que soient les efforts qu’il fasse pour nier que cela ait jamais été une ligne rouge. Il était palpable que sa similitude avec les comportements de la vieille politique en démentant et en « modérant » des engagements programmatiques centraux comme : l’audit citoyen de la dette, la défense du revenu de base, le non à l’Otan ou la nationalisation de secteurs prioritaires comme l’énergie.
En définitive, sur le terrain du discours, la modération, d’un côté, et, de l’autre, les changements tacticiens, parfois du jour au lendemain, peuvent avoir réussi à annuler les avantages de ces mouvements rapides et brusques d’« encerclement » discursif et programmatique, pour être dépassés par le malaise des militant·e·s et sympathisant·e·s déconcertés et par leurs doutes raisonnables à propos de ce qui serait réellement défendu dans les institutions.
Se présenter comme la nouvelle social-démocratie [thème développé par la direction de Podemos], en se substituant à elle, en prenant sa place, suppose abandonner le questionnement destituant du PP et du PSOE qui s’était étendu et amplifié énormément à partir du mouvement du 15M [Mouvement des Indignés de mai 2011]. Sur ce terrain de la construction d’un récit, c’est un fait à remarquer que cette prétention de substituer la social-démocratie est une stratégie qui, pour le moins, suscite des doutes très importants, étant donné que cela implique en plus d’occuper un espace politique qu’il n’est pas possible d’occuper sans en abandonner un autre.
Une des devises qui caractérisent le mouvement du 15M et à laquelle participent tous ses héritiers, comme Podemos, c’est de considérer le PSOE comme occupant la même place que le PP pour ce qui est des grandes décisions (monarchie, refus d’une république et d’un véritable processus constituant, défense à outrance de la Transition, privatisations des secteurs fondamentaux,…), ce que confirme avec une intensité entêtée la réalité sans cesse depuis les années 1970. Il est vraiment très difficile de supposer que cette rupture allait être « comprise » et acceptée par des secteurs importants d’électeurs, quand l’idée qui accompagne la nouvelle gauche qui a crû dans l’Etat espagnol, porte dans son ADN la volonté de changer les acteurs et le scénario de nos décisions politiques et non pas les remplacer par une identique représentation.
Des discours contradictoires qui se retournent contre nous, comme la critique du bipartisme tandis qu’on émet des références admiratives envers José Luis Zapatero [déclarations avant les élections de la direction de Podemos en direction de l’ex-président du gouvernement de 2004 à 2001], comme de proposer au PSOE un gouvernement partagé au même moment où on le critique et on crie aux quatre vents que nous sommes sociaux-démocrates. L’apparence d’un opportunisme électoral s’ouvre un chemin par-dessus les autres considérations, et parmi les secteurs les plus conscients apparaissent des doutes et un certain désenchantement, là où auparavant il semblait qu’il n’y avait place que pour l’enthousiasme et la confiance.
L’établissement terriblement dirigiste des listes électorales, sur lesquelles on place des personnes qui semblent avoir à voir bien peu en commun avec Podemos pour y figurer en tête – parmi lesquelles semble se détacher le général Julio Rodriguez, ex-chef de l’Etat Major de la défense et numéro un sur la liste de Podemos pour Almería, font que de telles décisions ne peuvent que rencontrer un maigre écho. Quelqu’un se risquerait-il à quantifier les gains que cette personne a apportés comme tête de liste ? Face à ce qui a pu se perdre et ce qui, après tout, est plus important, quels effets cela a-t-il eu sur la confiance et l’enthousiasme qui sont déposés en Podemos et qui vont bien au-delà de ce qui a eu lieu le 26 juin dernier.
Dans les mois antérieurs au 20 décembre, le refus de tout rapprochement à l’égard de IU, comme la prétention que IU allait disparaître, illustraient un mépris et une arrogance inutiles pour accumuler une audience et convaincre. Après le tournant, immédiatement avant le 20 décembre, quand échouent les négociations avec Garzón [dirigeant d’IU], et après qu’ IU a obtenu plus de 900’000 voix le 20 décembre, la nouvelle recherche d’un accord avec lui (neuf cent mille sans compter les voix données aux confluences comme en Galice et en Cantabrie, auxquelles IU participait).
Il n’y a pas de raisons d’être fiers de la double série de négociations avec IU. La première finit en rupture avant le 20D et s’accompagne d’un discours peu crédible prétendant qu’on négociait exclusivement l’incorporation de Garzón et non de l’organisation qu’il dirige. La seconde, quelques heures avant l’échéance du délai légal de dépôt des candidatures, quand on signe, de mauvaise grâce, l’accord qui est présenté comme quelque chose qu’il n’est pas, qu’il n’est pas ce que nous disions, ni n’est ce que nous prétendions réaliser.
Nous nous sommes égosillés quasiment depuis la fondation de Podemos pour affirmer que nous n’allions pas être comme la vieille politique et que nos accords n’acceptaient pas la soupe de lettres ni les pactes au sommet et c’est précisément ce que nous avons fait. Je ne pense pas seulement à ce qui s’est passé avec IU. Avec des autres confluences, il s’est passé quelque chose de ressemblant, par exemple dans le Pays Valencien avec nos alliés de Compromis, avec qui parler de campagne commune a été parfois une plaisanterie et la séparation durant la campagne entre les deux organisations n’a été dépassée que par l’absence absolue d’espaces pour la moindre confluence entre les bases de Compromis et celles de Podemos, au même moment où on se disputait les formes et les lieux de présence d’élus et de candidats dans la campagne.
C’est pourquoi dire qu’il y a eu un espace de rencontre, où partager un discours et des objectifs plus vastes que ceux électoralistes, est fallacieux. Cela n’a pas de sens de critiquer la confluence en la rendant responsable du recul électoral, quand cette confluence a été inexistante. Il faut donc explorer si le fait réel qui s’est passé n’a pas été l’absence de confluence (c’est là la meilleure hypothèse que nous ayons pour accompagner ce qui s’est passé le 26 juin), qui n’a pas seulement marqué les résultats du 26J mais représente une nouvelle et énorme occasion perdue pour construire des liens.
Graphique 3
baromètre du CIS sur vote Podemos avant le 20 décembre 2015
Depuis les débuts de l’année 2015, dès février, bon nombre d’indicateurs comme les baromètres du CIS que nous reproduisons ici donnaient pour terminée la croissance jusque-là continue de Podemos. Durant toute l’année 2015 et jusqu’à peu de semaines avant la campagne électorale pour le 20 décembre, la baisse de Podemos était presque continuelle. Que se passe-t-il en décembre qui rompt cette tendance et fait remonter les chiffres de Podemos ? La réponse, il faut la chercher dans les confluences [dans diverses villes et régions] qui peu de mois après avoir pris d’assaut les municipalités, incorporent toutes ces énergies et ces enthousiasmes dont elles sont porteuses à la candidature de Pablo Iglesias. Sans les confluences, dans lesquelles s’engage l’immense figure de Ada Colau [maire de Barcelone], la remontée électorale de Podemos aurait été impossible.
Tableau 2
Les voix du 20 décembre 2015
Podemos-Confluencias remonte dès lors à partir de chiffres qui se situaient légèrement en dessus de 10% jusqu’à doubler et situer Podemos en troisième place le 20 décembre mais à faible distance du PSOE et en le dépassant en nombre de votes (mais pas de sièges), si nous ajoutons la candidature présentée de son côté par IU. (Voir tableau 1)
L’effet obtenu en décembre 2015 sera perdu en bonne partie six mois plus tard en juin 2016. Une des hypothèses que nous avançons, est que le fait de ne pas avoir progressé dans la confluence et la recherche d’espaces de rencontre a supposé une perte importante d’électeurs, une perte que n’ont pas compensée d’autres options vu que la seule offre possible était celle qui était en gestation entre les confluences et Podemos. L’abstention, il faut l’interpréter en bonne mesure comme une déception devant les insuffisances et les reculs sur divers terrains de la part de Podemos : sur le terrain plus interne, avec son manque d’horizontalité et son dirigisme déjà mentionnés ; sur le terrain du discours avec sa modération excessive et ses contradictions ; et sur le terrain de la confluence, de par son absence, transformée en électoralisme à court terme.
Face aux tentations de construire des explications basées sur l’ennemi extérieur, nous devons être critiques également à l’égard de ce qui se passe dans le domaine des décisions que nous prenons dans Podemos et de ce qui se passe en son sein. Continuer à penser collectivement, revenir au meilleur des débuts de Podemos, reconstruire un cadre organique qui soit aimable et démocratique, abandonner les pactes au sommet et travailler en des espaces de rencontre et d’unité à la base réels, cela semble la forme la plus sûre de récupérer les confiances et d’organiser les forces qui, au-delà des discours, permettent d’arriver à cette masse critique avec laquelle les choses qui nous entourent peuvent être changées pour renverser les immenses inégalités sociales.
P.-S.
* Article publié sur le site Viento Sur, le 23 juillet 2016 ; traduction A l’Encontre :
http://alencontre.org/europe/espagne/ce-que-a-podemos-nous-avons-mal-fait.html
* Andreu Tobarra enseigne au département de sociologie et anthropologie sociale de la Faculté de sciences sociales de l’Université de Valence.