Le chaudron bosniaque avant l’explosion? 200 ouvriers de quatre entreprises de Tuzla en marche à la frontière...
PAVLOVIC Radoslav
Ces lignes, écrites ce dimanche 28 décembre 2014 à 9 heures, sont rédigées « à chaud », alors que se déroule sous haute tension la lutte des classes en Bosnie-Herzégovine, dont personne ne sait d’avance le dénouement.
200 ouvriers de quatre entreprises de Tuzla – Dita, Konjuh, Aida et Livnica (industries de lessive, de bois, de chaussures et une fonderie) - ont décidé il y a dix minutes à Orasje, à la frontière croate, qu’ils partent pour de bon pour quitter leur pays, et aller chercher n’importe où en Europe, un peu de travail et un morceau de pain. Ils ne savent même pas si l’on les laissera passer la frontière, mais ils savent qu’ils mènent le combat de toute une vie, combat du dernier espoir, combat politique au plus haut niveau, et qu’ils n’ont plus rien à perdre, ne pouvant dans ces jours de fête partout en Europe offrir même pas une confiserie bon marché à leurs enfants.
L’accumulation de tensions dure depuis des années, puis s’est accélérée avec la révolte de février, qui a mis feu aux poudres dans toutes les grandes villes du pays, mais aucune revendication n’a été satisfaite. Le pire, c’est le sentiment de centaines de milliers d’ouvriers de ce pays qu’on les prend pour moins que des mendiants, pour les débiles. Pendant des mois et ces derniers mois chaque semaine–, ils ont frappé à toutes les portes, interpellé tous les politiques, manifestés dans la rue, occupée des carrefours, dormis sur l’escalier extérieur du palais gouvernemental cantonal, afin que les messieurs les ministres fraichement rasés les reçoivent et examinent leur situation intenable. Rien n’a fait !
Or, leurs usines qui ont jadis occupé plusieurs milliers d’ouvriers, et se voient réduites aujourd’hui à quelques centaines, sont propriété publique, mais condamnées à mort par les pouvoirs publics au service des entrepreneurs privés, en grande partie mafieux. L’Etat bosniaque issu de Dayton, à trois têtes, deux entités et neuf cantons tout simplement ne sait plus quoi faire avec sa classe ouvrière. Sous les auspices du gouverneur européen, c’est un bricolage indigne même d’un Etat corrompu. D’une année à l’autre, d’une usine à l’autre, c’est l’abandon économique, vieillissement de l’outil industriel, la corruption à tous les niveaux. Le marché international a laissé la Bosnie-Herzégovine au bord de la route comme on abandonne les mendiants, qui ne peuvent et ne veulent pas travailler au prix de salaire de Bangladesh, 35 dollars par mois, alors que pour la survie en Bosnie il en faut 200€. Il n’y a en Bosnie que pour les hauts fonctionnaires, nationalistes et socio-démocrates confondus, et l’équipement ultramoderne de la police anti-émeute !
Au cours des dernières années, le gouvernement cantonal a ponctuellement alloué quelques primes aux ouvriers en chômage forcé, puis il a promis 400KM (mark convertible) ou 200 euros, égal à un mois de salaire, pour la fin d’année. Puis il s’est dédit : il n’y a pas de base légale, il n’y a pas de ligne de crédit, etc. Puis, face à la détermination ouvrière, il a commencé à marchander : 120 KM, puis le jour suivant 180 KM, puis hier 220KM (pris sur la Croix rouge), le restant jusqu’à 400KM – en bons d’achat.
C’était trop ! Deux cent ouvriers décident à quitter leur pays, de « laisser la Bosnie aux voyous », et d’aller n’importe où en Europe. Ils traversent les 75km entre Tuzla et Orasje à pied, en trois jours, en bon ordre et détermination, malgré les crampes dans les jambes et les blessures sur les pieds, détermination qui grandit au fur et à mesure que les paysans, jeunes, habitants des villes de passage sortent et offrent tous ce qu’ils peuvent. Un vent de solidarité générale souffle sur la route nationale. Même les flics qui les accompagnent pour assurer la circulation sur la route ont presque le sentiment de faire partie du cortège. Les salariés des services médicaux, les bénévoles associatifs de toute sorte, les anciens combattants – tous se dépensent sans réserve. Alors qu’à Tuzla, au palais gouvernemental, c’est la stupeur, paralysie et inconscience totale. La ville tout entière est prête à exploser s’il arrive le moindre pépin aux marcheurs. La liaison avec les portables est immédiate et totale. Alors que le président du gouvernement cantonal, démissionnaire, mais toujours en place (?!), intervient la nuit dernière pour supplier les marcheurs d’arrêter la marche, les mains vides, car sans autorisation du parlement cantonal il ne peut rien décider, la colère monte : « Mais ils nous prennent vraiment pour débiles ! ».
Ainsi, il y a quelques minutes, ils remercient le directeur d’école qui a prêté son bâtiment pour la nuit, et se dirigent vers la rivière Save. Avant de partir, quelqu’un a déjà menacé : « S’ils ne nous laissent pas sortir du pays, on se jettera dans les eaux glacées de ce fleuve qui a inondé un tiers du pays au printemps dernier ». Les chefs de polices bosniaque et croate annoncent d’avance qu’ils ne laisseront pas passer ceux qui n’ont pas le passeport, or ils ne sont que 23 sur 200 qui en ont un. Que feront-ils ? On annonce une grève générale de faim sous le drapeau étoilé bosniaque qui marque les limites de l’Etat fleur de lys. Le soutien d’un syndicat croate d’Osijek, ville à 60km, soulève les espoirs que les camarades croates, où un Front ouvrier fait parler de lui dans tout le pays depuis deux semaines, feront le geste symbolique de soutien, symbolique qui n’a pas de prix à un instant aussi tendu. Les heures qui viennent marqueront pour longtemps la lutte des classes des ouvriers de Tuzla. Ou bien le gouvernement cède sur toute la ligne ou bien il met la ville au feu ! Il n’y a plus d’espace pour demi-mesure, ni d’un côté ni de l’autre. Les 200€ ne feront que traverser un mois. Victoire ou défaite ouvrière compteront pour des années.
Et pour finir, voici ce qu’a dit Hasan UZICANIN, dirigeant syndical de « Aida », il y a dix minutes :
« D’une minute à l’autre, nous ne savons pas ce qui se passera. Nous ne savons pas ce qui nous attend. Le représentant des syndicats d’Osijek (en Croatie) nous a annoncé son soutien total. Je ne sais pas s’ils peuvent nous aider à traverser la frontière. On nous a baladés sans vergogne, nous voulons quitter ce pays où il n’y a plus de vie possible. J’ai 53 ans et 18 ans d’ancienneté au travail qu’ils ne veulent pas me reconnaitre, je n’ai plus de quoi vivre, alors que je suis salarié d’une entreprise d’Etat. »
Radoslav PAVLOVIC
PS. Il est 10h30. La police bosniaque empêche le passage de frontière et menace, une ouvrière a un malaise, elle est amenée par une ambulance, il neige à gros flocons, Hasan dit « Ou nous passons tous, ou personne ! »
POST SCRIPTUM A 14H30
Le mur de l’Europe était aujourd’hui trop haut pour les ouvriers de Tuzla. La consigne de police de frontière était stricte : pas de passage de frontière sans passeport ! Très peu en avaient. L’Union européenne, c’est d’abord deux grands frères, puis les cadets, puis les enfants issus du second mariage, puis les cousins plus ou moins lointains, enfin les bâtards… Les émotions soulevées par le massacre de Srebrenica, au vu et au su de toute l’Europe, ne sont pas cotées à la bourse depuis longtemps…
Même le climat s’est tourné contre les ouvriers : un grand froid subite, de la neige abondante… L’épuisement après trois jours de marche, où la moyenne d’âge est plus près de 50 que de 30 ans parmi les ouvriers, a rendu les femmes incapables de se tenir debout. Une centaine des plus résistants a piétiné devant le poste de frontière devant les policiers impassibles, pendant plusieurs heures, le néant européen devant, le néant bosniaque derrière…
Le maire de Tuzla, élu par les voix ouvrières, est content de rendre le service après-vente : trois bus sont dépêchés à Orasje dès 10 heures de matin. A 13h30 ils sont partis vers Tuzla. Au retour, un hôpital entier est réquisitionné pour accueillir les marcheurs à bout de force, car l’Etat bosniaque se soucie de la santé de ses administrés, même quand il ne leur donne rien à manger. Il y aura des boissons chaudes et des fameuses boulettes de kebabs. Six taxis sont même engagés pour ramener chacun chez lui ! Hier on n’avait pas de quoi payer le bus, aujourd’hui on a le droit à un taxi pour rentrer ! Miracle !
Mais le miracle ne trompe que ceux qui veulent bien y croire. Edina ALICIC, présidente du syndicat d’Aida, avale son amertume : « Celui qui n’a pas vécu cela ne peut pas comprendre. Cela nous restera en mémoire pour la vie. Et ce n’est pas fini, on ne nous arrêtera pas ».
Pour le retour, à ce moment même, une masse énorme de citoyens se dirige vers le lieu de rendez-vous : bâtiment du gouvernement cantonal. Tout le monde a en mémoire ce bâtiment mis à feu en février dernier. Hasan, qui voulait aller jusqu’au bout, mais ne voulait pas aller en ordre dispersé, dit qu’ils vont se diriger immédiatement vers ce bâtiment, « pour voir si l’on ne l’a pas rénové pendant cinq jours de notre absence. Sinon, peut-être pourrions-nous l’arranger et remettre dans son état primitif, afin de pouvoir l’admirer ». Si les travaux ne commencent pas ce soir, le jour J n’est pas loin.