Quand les banques privées échangent leurs prêts à risque contre des placements sûrs

L’exemple grec : un « cas de migration » jamais observé jusque là

par Patrick Saurin

2015-05-02 01 SaurinEn matière de migration, en Europe, pour bénéficier du meilleur accueil par les États et les institutions, mieux vaut être un prêt à risque sorti du bilan d’une banque privée qu’un migrant affamé et désespéré traversant la Méditerranée pour fuir la guerre ou la misère. Tel est l’enseignement des prétendus « plans de sauvetage » de la Grèce mis en œuvre ces dernières années par la Troïka et les États européens.

Examen de la dette

Les experts sont unanimes : l’évènement le plus important dans la crise de la dette grecque ces dernières années, c’est le changement radical quant aux détenteurs de la dette publique. C’est un point que développe Céline Antonin dans un de ses articles |1| :

“Depuis le déclenchement de la crise grecque à l’automne 2009, la composition de la dette publique grecque a bien changé. Alors qu’en 2010, la dette publique était détenue par les investisseurs financiers, le bilan est bien différent début 2015. Après deux plans d’aide (en 2010 et 2012) et une restructuration de la dette publique détenue par le secteur privé en mars 2012 (plan Private Sector Involvement), 75 % de la dette publique est aujourd’hui constituée par des prêts (tableau 1). A eux seuls, le FMI, la BCE, les banques centrales nationales et les pays de la zone euro détiennent 80 % de la dette publique grecque.”

2015-05-02 02 tableau-1

2015-05-02 03 tableau-2

“A contrario, depuis le plan de restructuration de mars 2012, les banques européennes ont fortement réduit leur exposition à la dette publique grecque (tableau 2). En outre, leurs niveaux de capitalisation ont augmenté depuis 2010, notamment avec la mise en place progressive de la réforme Bâle 3. Les banques ont donc une marge d’absorption en cas de défaut partiel de la Grèce.”

Jésus Castillo, économiste chez Natixis, note également : “L’Europe au travers des prêts bilatéraux des états membres et des prêts du FESF est devenue le principal créancier de la Grèce, suivi du FMI.“ |2|

Ces déclarations d’économistes sont confirmées par l’Hellenic Republic Public Debt Bulletin.|3|

Répartition de la dette du gouvernement **

(en millions d’euros)* 

 30/09/201431/12/2014
Obligations et titres à court terme79,890.5381,088.45
Obligations domestiques 63,791.28 63,792.01
Obligations étrangères 2,639.41 2,630.66
Titrisations étrangères 137.13 137.13
Titres à court terme 13,322.71 14,528.65
Prêts241,841.70243,039.41
Banque de Grèce 4,265.90 4,264.10
Autres prêts domestiques 112.50 112.50
Créances et prêts bilatéraux 6,793.71 7,097.44
Prêts internationaux (FMI, UE) 220,120.99 217,924.68
Autres prêts externes 5,036.37 5,035.80
Repos 5,512.23 8,604.89
TOTAL321,732.23324,127.86

*Depuis le 31/12/2010 la dette publique a été répartie entre obligations et prêts, à long terme et à court terme, selon le Système Européen de Comptabilité (SEC). ** Estimations

Montant de garanties détenues par l’État grec (millions d’euros)

                                   30/09/2014 *   31/12/2014 *
Dette garantie détenue    16,721.73          16,633.19
Garanties du ETEAN **    308.6                308.5

* Estimations ** Fonds National pour l’Entreprise et le Développement

Montant, date de remboursement et conditions des prêts

Aujourd’hui, les investisseurs privés détiennent essentiellement des obligations et très peu de prêts. La grande majorité de ces obligations ont été reçues à l’occasion du défaut de 2012 et représentent un montant de 86,8 % sur un total de 34,69 milliards d’euros. |4|
Lors de l’échange de la dette grecque en mars/avril 2012, pour chaque ancienne obligation les investisseurs participant à l’opération recevaient |5| :

1) 15 pour cent de la valeur faciale sous la forme de titres du FESF en deux séries distinctes. 50 pour cent payables en mars 2013 avec un coupon de 0,4 pour cent. Les 50 pour cent restant payables en mars 2014 avec un coupon de 1 pour cent.

2) 31.5 pour cent de la valeur faciale sous la forme d’une nouvelle obligation émise sous la loi britannique avec une maturité de 30 ans maximum (jusqu’en 2042). Plutôt que d’émettre une seule obligation, la Grèce a émis un paquet constitué de 20 nouvelles obligations, chacune d’une maturité différente à partir de 2023. Cela représente (quasiment) un profil d’amortissement de 5 pour cent par an entre 2023 et 2042. Le coupon des nouvelles obligations étant de 2 pour cent de février 2012 à février 2015, de 3 pour cent de février 2015 à février 2020, de 3,65 pour cent en 2021 et de 4,3 pour cent de février 2022 à février 2042.

3) Un ensemble de coupons liés à l’évolution du PIB, lesquels offrent une modeste augmentation calculée sur le nouveau principal jusqu’à un pour cent versé dans l’éventualité d’une retour de la croissance et d’une évolution du PIB au-delà d’un certain niveau. Ces objectifs rappellent beaucoup les projections du PIB par le FMI au début de 2012.

Les intérêts courus (dus du 24 février 2012 jusqu’à la date de l’échange) ont été payés sous la forme de titres à six mois du FESF.

Obligations détenues par des investisseurs privés
Date de paiement   Montant          Taux         Description
18/07/2017          1 500 000 000                  Obligations émises par la Grèce (2014 et après)
17/04/2019          3 000 000 000                  Obligations émises par la Grèce (2014 et après)
24/02/2023          1 792 455 804     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2024          1 771 485 250     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2025          1 744 316 584     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2026          1 498 761 837     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2027          1 469 952 921     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2028          1 525 434 084     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2029          1 503 860 548     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2030          1 435 418 134     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2031          1 368 045 729     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2032          1 373 758 196     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2033          1 452 639 895     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2034          1 401 344 956     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2035          1 444 202 192     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2036          1 505 138 033     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2037          1 396 254 097     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2038          1 382 167 706     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2039          1 337 331 259     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2040          1 371 908 708     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2041          1 362 659 780     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
24/02/2042          1 432 747 405     2,00 %     Obligations reçues lors du défaut de 2012
        TOTAL          34 069 883 118 

Coupon :

Annuel, fixé à :

2.0 pour cent par an pour un paiement en 2012, 2013, 2014, 2015,
3.0 pour cent par an pour un paiement en 2016, 2017, 2018, 2019, 2020,
3.65 pour cent par an pour un paiement en 2021,
4.3 pour cent par an pour un paiement en 2022 et après.

Amortissement :

Il débute au 11e anniversaire de la date d’émission (12/03/2023) sous la forme d’un amortissement constant du capital pendant 20 ans. On y parvient concrètement avec la première obligation venant à maturité en 2023 et la dernière en 2042.

Départ du paiement des intérêts :

12 mars 2012.

Conditionnalités attachées aux obligations :

Ces nouvelles obligations sont émises sous la loi anglaise et sont régies par un accord de cofinancement avec le FESF lequel instaure une provision partagée pour le détenteur à l’égard du FESF. |6|

Un étrange cas de “migration de crédit”

La restructuration de la dette grecque en 2012 a conduit à cette étonnante situation, que résument fort bien Zettelmeyer, Trebesch and Gulati :

“En moins d’un an, la structure de la dette publique grecque a été inversée, la dette privée (obligations et T-Bills) représentant désormais seulement environ 20 pour cent du total. Le plus surprenant a été la quasi disparition de la dette souveraine détenue par des privés. À la mi-février, les banques et les autres investisseurs détenaient encore environ 206 milliards d’euros d’obligations grecques. Mais après l’échange de mars/avril et le rachat de dette qui a suivi, ce chiffre avait diminué à tout juste 35 milliards d’euros (29,5 milliards d’euros sous la forme des nouvelles obligations et 5,5 milliards d’euros d’anciennes obligations grecques possédées par des détenteurs refusant de les vendre). Au même moment, les prêts consentis par d’autres États de la Zone euro augmentaient pour passer de 58 milliards d’euros au début de l’année 2012 à plus de 160 milliards d’euros à la fin de cette année, avec un engagement supplémentaire de 35 milliards d’euros prévu pour 2013. Nous n’avons pas connaissance dans toute l’histoire des dettes souveraines d’un autre cas de « migration de crédit » du secteur privé vers le secteur public aussi énorme. » |7|

Cette “migration de crédit” obéissait au souci de sauver les banques, pas la Grèce et l’ensemble de sa population. En juin 2013, ATTAC Autriche a publié une étude très détaillée pour identifier les véritables bénéficiaires du soit disant « sauvetage » de la Grèce intervenu entre mai 2010 et juin 2012. Sur un total de 206,9 milliards d’euros, 77 % ont été affectés au secteur financier. L’étude précise que « ces 77 % constituent… un minimum d’un montant qui a pu être sous-estimé. » |8|

La dette grecque : une dette illégale, illégitime, odieuse ou insoutenable ?

Il est évident que les conditions dans lesquelles la dette grecque a été souscrite puis restructurée devaient inévitablement conduire à une situation dramatique pour la Grèce et sa population. Quantité de témoignages nous en apportent la preuve. Dans un rapport de l’Assemblée nationale en France de l’année 2010, les députés s’interrogent sur le soit disant plan de « sauvetage » pour la Grèce et les efforts démesurés imposés par la Troïka à la population. Mr Charles de Courson interpelle François Baroin, le ministre du Budget de l’époque : «  Le plan de redressement adopté par le Parlement grec est-il socialement soutenable par le peuple grec ? » |9| Complétant l’interpellation de son collègue, Mr Michel Bouvard ajoute : « Comme M. de Courson, je doute de la soutenabilité des mesures de redressement. » |10| Enfin, un troisième député conclut en disant  : « Mes questions sont peut-être iconoclastes, mais je pense qu’elles doivent être posées. La Grèce est-elle en capacité de rembourser la somme qui va lui être prêtée ? » |11| Incontestablement, les députés du Parlement savaient que le sauvetage de la Grèce aboutirait à une catastrophe, mais ils ont approuvé ce projet. En réalité, ce que les parlementaires redoutaient c’était l’exposition de leurs banques à la dette publique grecque, ils n’avaient que faire de l’exposition de la population grecque à l’austérité.
Notes

|1| Céline Antonin, “Le Sisyphe grec et sa dette publique : vers la fin du calvaire ?”, ofce, le blog, 22 janvier 2015, http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/le-sisyphe-grec-et-sa-dette-publique-vers-la-fin-du-calvaire/

|2| Jésus Castillo, « Dans tous les cas il faudra négocier avec la Grèce », Flash économie Natixis, n° 44, 20 janvier 2015, http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=81190

|3| Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 76 December 2014, p. 2, http://www.ppp.mnec.gr/sites/default/files/Bulletin_%CE%9D%CE%BF76.pdf

|4| “Greece’s Debt Due : What Greece Owes When”, Charles Forelle, Pat Minczeski and Elliot Bentley, Last updated April 27, 2015, Wall Street Journal : http://graphics.wsj.com/greece-debt-timeline/ Voir infra le dé
tail dans le tableau “Obligations détenues par les investisseurs privés”.

|5| Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch, and Mitu Gulati, “The Greek Debt Restructuring : An Autopsy”, Working Paper Series, August 2013, pp. 10, 47-50, http://www.iie.com/publications/wp/wp13-8.pdf

|6| Ibid., pp. 10 and 48.

|7| Ibid., pp 34-35.

|8| Attac, “Greek Bail-Out : 77% went into the Financial Sector“, June 17, 2013,
http://www.attac.at/news/detailansicht/datum/2013/06/17/greek-bail-out-77-went-into-the-financial-sector.html

|9| Assemblée nationale, Rapport n° 2460, 28 avril 2010, p. 58, http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rapports/r2460.pdf

|10| Ibid., p. 61.

|11| Ibid., p. 67.

Patrick Saurin a été pendant plus de dix ans chargé de clientèle auprès des collectivités publiques au sein des Caisses d’Épargne. Il est membre de l’exécutif national de Sud BPCE, du CAC et du CADTM France. Il est l’auteur du livre « Les prêts toxiques : Une affaire d’état ».