Diego Rivera et Frida Kahlo artistes révolutionnaires

Michael Löwy

Diego y FridaDiego Rivera (1886-1957) et Frida Kahlo (1907-1954) étaient des artistes révolutionnaires, c'est-à-dire des individus profondément engagés dans les combats politiques de leur époque, un engagement qui se traduit directement dans - une grande partie de - l'œuvre murale du premier, mais beaucoup moins dans ses peintures de chevalet. L'œuvre de Frida Kahlo est quant à elle authentiquement subversive, mais cela ne s'exprime pas, sauf pour la toute dernière période de sa vie, en des termes politiques traditionnels. Elle ne contient pas moins une sorte de protestation féministe contre la condition des femmes dans les sociétés patriarcales modernes. Ses tableaux sont personnels, autobiographiques, intimes, mais si l'on considère, l'instar du mot d'ordre fémi-niste, que «le personnel est politique», sans doute l'art de Kahlo traduit-il le désir d'affirmation des femmes : elle rompt de manière provocatrice avec l'imagerie traditionnelle de la féminité, en représentant l'accouchement, l'avortement, le fœtus, et d'une façon générale l'expérience féminine de la souffrance corporelle. Aucun des deux n'a participé à la Révolution mexicaine : Frida, née en 1907, était trop jeune, et Diego était alors en Europe. Elle ne constitue pas moins l'arrière-plan de leur engagement. On présente parfois l'histoire de cette révolution comme une succession de meurtres et d'assassinats : un soulèvement populaire renverse le dictateur Porftrio Diaz en 1911; le démo-crate Francisco Madero assume la prési-dence, mais il est assassiné par le général Victoriano Huerta en 1913. Contre la dictature de ce dernier se soulèvent Emi- liano Zapata dans le Sud et Pancho Villa dans le Nord, ainsi que l'armée constitu-tionnaliste de Venustiano Carranza et d'Âlvaro Obregôn. Ils renversent Huerta, mais bientôt la guerre civile éclate entre Zapata et Villa d'une part, Carranza et Obregôn de l'autre. Carranza fait assassiner Zapata en 1919, puis est tué par Obre- gôn en 1920. Retiré dans sa ferme, Villa est assassiné en 1923 par les hommes d'Obregôn, qui est tué à son tour en 1928, par un catholique fanatique. Cette chronique sanglante n'est pas fausse, mais il manque l'essentiel : première révolution sociale du xxe siècle, la Révolution mexicaine a profondément bouleversé les structures économique, sociale, politique et culturelle du pays. Cette «révolution interrompue» - selon l'expression de l'historien Adolfo Gilly - atteint son apogée quand les forces les plus radicales, celles de Zapata et de Villa, occupent pour quelques mois, en 1914-1915, la capitale du pays. Cette aile paysanne et populaire de la Révolution sera vaincue, mais ses adversaires devront promulguer en 1917 une Constitution qui compte parmi les plus avancées de l'époque : réforme agraire, lois de protection sociale, droit de grève, contrôle du commerce extérieur, séparation de l'Église et de l'État. À partir de ce moment, la Révolution «s'institutionnalise», et connaîtra une sorte de prolongement sous la présidence de Lazaro Cardenas (1934-1940), qui nationalisera le pétrole, approfondira la réforme agraire et établira l'éducation socialiste.

 

  Diego Rivera n'a pas participé à la Révolution mexicaine, puisqu'il séjourne en Europe de 1907 à 1921; certes, il retourne au Mexique pendant quelques mois, d'octobre 1910 à avril 1911, mais il ne semble pas avoir alors d'activités politiques. Dans son autobiographie écrite avec l'aide de Gladys March - et publiée après sa mort -, il prétend avoir organisé une tentative avortée d'assassi-nat du dictateur Porftrio Diaz , mais ce récit, comme de nombreux autres de cet ouvrage, semble appartenir au domaine de la ftction... Son œuvre de chevalet en Europe est dépourvue de références poli-tiques, à l'exception d'un tableau de 1915 intitulé Paysage zapatiste, une composition cubiste ornée d'un fusil.
2014-06-23 04 Diego Rivera  Or, en 1922, à peine un an après son retour au Mexique, Diego Rivera adhère au Parti communiste mexicain (PCM). C'est une décision surprenante à beau-coup d'égards; pourquoi ce petit parti, avec moins de mille adhérents? D'où vient ce soudain enthousiasme pour le communisme, auquel il ne s'était pas intéressé en Europe (malgré ses nom-breux amis russes) ? Ni l'autobiographie de Rivera ni celle rédigée par son ami nord-américain Bertram Wolfe n'ap-portent de réponse. En tout cas, ce choix est décisif : pour le reste de sa vie, Rivera restera ftdèle au communisme, dans ses différentes variantes ou dissidences. Peu après (1923), il fonde avec David Alfaro Siqueiros et Xavier Guerrero le Syndicat des travailleurs techniques, peintres et sculpteurs, dont le manifeste publié dans El Machete (15 juin 1924), le journal du syndicat1, proclame : « Nous méprisons la peinture de chevalet [...] et nous exaltons les manifestations d'un art monumental destiné à avoir une utilité publique. » Secrétaire général de la Ligue anti-impérialiste, dirigeant du Bloc ouvrier et paysan impulsé par le PCM, Diego est à la tête de la délégation des communistes mexicains pour la célébration, à Moscou, du dixième anniversaire de la révolution d'Octobre (1927). Les promesses des autorités soviétiques - la commande d'une fresque au Club de l'Armée rouge - ne sont pas tenues, et Rivera n'obtient pas le soutien auquel il s'attendait. Après un séjour de quelques mois, il est prié de retourner au Mexique, pour participer à la campagne électorale du PCM (1928). Restent de cette visite quelque peu décevante en URSS des liens d'amitié avec le groupe Octobre (Sergueï Eisenstein, El Lissitzky), partisan d'un art socialiste aux sources populaires russes, et une séduisante série d'aquarelles sur les déftlés du ff1, mai à Moscou.


  Peu après son retour, il tombe amoureux de la jeune peintre Frida Kahlo, qui a adhéré au communisme vers 1923, entraînée par son amie photographe Tina Modotti. Peu après son mariage avec Frida (en août 1929), Diego est exclu du PCM, pour des raisons qui restent obscures : l'accuse-t-on de complicité avec les milieux mexicains officiels (les commanditaires de ses fresques), ou de sympathie pour le trotskisme? À moins que ce ne soit les deux à la fois.
  La première œuvre muraliste dans laquelle Rivera manifeste ses nouvelles convictions politiques est la vaste fresque de la Secretaria de Educaciôn Publica (SEP), ministère de l'Éducation publique, une commande de José Vasconcelos (le ministre de l'Éducation d'Obregôn) qui n'a pourtant rien à voir avec le marxisme. Avec ces peintures murales réalisées au cours des années 1923-1929, Rivera inaugure un style nouveau, qu'on pourrait déftnir comme une sorte de « réalisme magique révolutionnaire», un style original, aux inspirations aussi bien européennes que mexicaines, à forte connotation politique, mais très éloigné de ce qui deviendra, dans les décennies suivantes, le réalisme socialiste de type soviétique. Le rez-de-chaussée, qui date des années 1923-1924, est la partie la moins direc-tement politique de cet impressionnant ensemble : c'est la magie des rituels et festivités indigènes ou populaires qui illu-mine les murs de cette vaste cour. Mais la couleur rouge est déjà présente, par exemple dans le panneau, visiblement communiste, intitulé Assemblée du 1er mai. C'est cependant au deuxième étage que le «réalisme magique révolutionnaire» explose littéralement. Il se manifeste dans quatre types d'images. Tout d'abord, des références directes ou indirectes à la Révolution mexicaine, avec Zapata ou des paysans en lutte. Ensuite, des images «communistes chrétiennes», notamment de mineurs, victimes sacrificielles du capital: celui qui porte une lourde croix ou celui qui, soumis à l'humiliante fouille des gardiens, lève les bras dans une exacte reproduction du Christ sur la croix. On pourrait ajouter la figure de Zapata comme saint. Puis des figures allégoriques à vocation révolutionnaire et à aura religieuse ; c'est le cas notamment de ce que Rivera appelle «La Trinité révolutionnaire»: El Proclamador, El Mantenedor, et El Distribuidor (celui qui proclame, celui qui nourrit et celui qui distribue). Enfin, des scènes qui font référence à une future révolution communiste, sans véritable rapport avec l'histoire de la Révolution mexicaine. L'exemple le plus frappant est L'Arsenal. Frida Kahlo distribuant des armes, où l'on voit Frida Kahlo et Tina Modotti distribuer des armes aux ouvriers insurgés, sous le regard attendri de Julio Antonio Mella, communiste cubain exilé au Mexique (et amant de Modotti), et de David Alfaro Siqueiros, tandis que flotte, en arrière-plan, un immense drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau. Se référant à ces fresques, l'historien de l'art Anthony Blunt, anglais et marxiste, écrira : « L'objectif ultime de sa peinture est de présenter les leçons du communisme, comme l'artiste médiéval présentait celles du christianisme... Si l'art médiéval était la Bible des anal-phabètes, les fresques de Rivera sont le Kapital des analphabètes .» La compa-raison est très éclairante, mais il est peu probable que Diego ait lu Le Capital à cette époque; il faudrait plutôt parler du Manifeste du parti communiste...


2014-06-23 05 Diego Rivera  Pendant qu'il travaille sur les murs de la SEP, Rivera décore aussi la chapelle de l'École d'agriculture de Chapingo (1926-1927), où l'on trouvera, encadrant l'im-mense portrait de La Terre libérée - en fait le corps nu de Lupe Marin, alors son épouse -, toute une section dédiée à la «révolution sociale», avec des épisodes de la lutte des classes dans le monde rural. Le «réalisme magique» est présent dans plusieurs panneaux, comme celui intitulé Mort et résurrection du révolutionnaire, où le corps du martyr donne naissance à un arbre de vie, tandis qu'un poing vengeur sort de terre.
  En 1929, Rivera reçoit une proposition inhabituelle : l'ambassadeur américain, Dwight W. Morrow, l'invite à peindre les murs du Palacio de Cortés à Cuernavaca, symbole historique de la Conquista ibérique. Ces murales constituent non seulement un tour de force artistique, mais aussi une véritable révolution historiographique: pour la première fois en Amérique latine, une œuvre d'art prend «à rebrousse-poil» (pour employer les termes de Walter Benjamin) la vision dominante de la découverte et de la conquête comme apport de la civilisation et de l'Évangile aux peuples sauvages des Amériques. Rivera se situe entièrement du point de vue des vaincus, c'est-à- dire des Mexicas, représentés avec leurs splendides masques de jaguar, dans une bataille désespérée contre les chevaliers hispaniques. La brutale domination des conquérants, leur avidité d'or, les mas-sacres, les viols, les esclaves marqués au fer rouge, le travail forcé des indigènes sont quelques-unes des puissantes images qui font des fresques du Palacio de Cortés une véritable contre-histoire de la colonisation. La revanche des opprimés est représentée par une scène célèbre : Emiliano Zapata, tenant dans une main une faucille et dans l'autre un cheval blanc, pose son pied sur l'épée d'un officier tombé à terre...
  Non moins étonnante est l'invitation, par le gouvernement anticommuniste du président Plutarco Elias Calles, à peindre l'escalier monumental du Palacio Nacional, siège du gouvernement mexicain dans la capitale. Ce travail sera interrompu par ses voyages aux États- Unis. Ses premières fresques réalisées en Californie, en 1930, ne sont pas très politiques, tout comme celle à la gloire de l'industrie automobile (Ford) à Détroit (1932-1933). C'est à cette époque que Frida Kahlo, qui accompagne son époux aux États-Unis, mais qui est loin de par-tager son admiration pour la civilisation industrielle américaine, peint un de ses tableaux les plus «politiques», une perle de «réalisme magique»: Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les États- Unis. Vêtue d'une robe rose, un drapeau mexicain à la main, elle se représente au milieu de deux mondes : à gauche, le Mexique, monde de la culture (une pyramide aztèque) et de la nature (des fleurs qui poussent, le soleil et la lune, des nuages); à droite, la civilisation américaine, un monde mort et artificiel, avec des machines grises inquiétantes et des cheminées (où est inscrit le mot «FORD») qui crachent de la fumée. Un autre tableau à caractère social est celui intitulé Quelques petites piqûres, de 1935, qui représente une jeune femme mexicaine assassinée à coups de couteau, symbole de toutes les femmes victimes de la violence masculine.
  En 1933, la commande à Diego d'une fresque pour le RCA Building (siège de la Radio Corporation of America) au Roc-kefeller Center de New York donne lieu à l'un des plus grands scandales politiques de l'histoire de l'art du xxe siècle. Intitu-lée La Lutte de l'homme pour contrôler les forces de la nature et de l'histoire, la fresque a pour centre un ouvrier qui manipule une machinerie complexe, entouré, à sa droite, de scènes de la lutte pour le socialisme, et à sa gauche, de bourgeois parasites en train de jouer aux cartes. Ce qui provoque la controverse est cependant un portrait de Lénine joignant les mains d'ouvriers blancs et noirs. Alerté par les architectes du Rockefeller Center en construction, Nelson Rockefeller intime l'ordre à Rivera de remplacer Lénine par un visage anonyme. Le peintre mexicain refuse, mais propose un compromis : remplacer la scène antibourgeoise par un portrait d'Abraham Lincoln, qui représenterait ainsi l'alternative américaine à la Révolution russe. Ce compromis est refusé par Rockefeller qui, en mai 1933, fait expulser par ses gardiens Diego Rivera et ses assistants du RCA Building et couvre la fresque ina-chevée de panneaux blancs. Diego avait très envie de terminer cette fresque dans un lieu privilégié, mais pas au prix de renier ses convictions politiques en effaçant Lénine; il était sans doute conscient qu'un tel geste le mettrait en porte à faux avec ses amis communistes dissidents et donnerait de la crédibilité aux accusations de capitulation face à la bourgeoisie des communistes staliniens.

2014-06-23 06 Diego Rivera  Cette censure suscite la protestation unanime de la gauche américaine. Son ami Bertram Wolfe, qui est à l'époque associé au courant communiste américain oppo- sitionnel se réclamant de Boukharine dirigé par Jay Lovestone, l'invite à peindre une série de panneaux pour la New Workers School, une institution qu'il a fondée après son exclusion du parti communiste. L'ensemble de la fresque retrace l'histoire du peuple américain. Albert Einstein écrira à ce propos à Diego : « La New Workers School de New York m'a envoyé des photos des peintures avec lesquelles vous avez décoré cette école. Je profite de cette occasion pour vous exprimer ma profonde admiration. Je ne pourrais citer un seul artiste de notre époque dont le travail m'ait autant impres- sionné . » La plupart des panneaux ont disparu dans un incendie, d'autres ont été dispersés dans le monde. L'un d'eux, intitulé Unité prolétarienne, présente autour de Lénine des portraits de Marx, Engels, Trotski, Staline, Boukharine, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, William Z. Foster, dirigeant du Parti communiste des États-Unis d'Amérique, Jay Lovestone et Bertram Wolfe. Deux personnages, James P. Cannon, dirigeant de la Ligue communiste (trotskiste), et Charles E. Ruthenberg, dirigeant de l'American Party, tiennent une bannière rouge proclamant «Travailleurs de tous les pays unissez-vous8». Ce panneau correspond à l'orientation œcuménique de l'opposition communiste dite «de droite» dirigée par Lovestone et Wolfe. Mais Rivera se rapproche aussi de l'op-position communiste dite «de gauche» (les partisans de Trotski): s'installant dans leur local, il peint deux panneaux (aujourd'hui disparus) représentant Trotski en dirigeant de la Révolution russe et de la IVe Internationale.


  Suite au conflit avec Rockefeller, les autres commandes américaines de Rivera, notamment à Chicago, sont annulées; Diego et Frida décident, en décembre 1933, de retourner au Mexique. Or, deux mois après se produit un événement sans précédent dans l'histoire de l'art : Nelson Rockefeller ordonne la destruction pure et simple du mur orné de la fresque de Rivera. Parmi les nom-breuses protestations, un citoyen amé-ricain de Newport, en Virginie, écrira à Rockefeller: «Vous avez atteint une petite mesure de célébrité immortelle [...]. Tant que les tours du Rockefeller Center existeront, elles seront un monument moqueur à cet acte de vandalisme .» C'est le moment que choisit Siqueiros, fervent porte-parole du stalinisme, pour dénoncer Diego Rivera en tant que col-laborateur de la bourgeoisie, agent du gouvernement, opportuniste, démagogue, renégat, «touriste mental» contre-révolutionnaire, etc., dans New Masses, la revue du Parti communiste des États-Unis d'Amérique, le 29 mai 1934.

2014-06-23 07 Frida-Kahlo

  Sous la présidence de Lazaro Cardenas - le plus progressiste des gouvernants de l'histoire du Mexique -, Diego Rivera obtient en novembre 1934 l'autorisation de reproduire la fresque détruite à New York au Palacio de Bellas Artes de Mexico. On y retrouve, bien entendu, le portrait de Lénine qui avait provoqué la rage des Rockefeller, mais Diego fait un certain nombre de modifications: par exemple, John D. Rockefeller (père) est portraituré parmi les parasites bourgeois qui s'amusent aux dépens du peuple. Le changement le plus important est l'introduction d'une scène qui représente Léon Trotski tenant un drapeau rouge avec l'inscription «Travailleurs de tous les pays unissez-vous dans la IVe Internationale!» en plusieurs langues, y compris le yiddish, en caractères hébreux! Trotski est entouré d'ouvriers de différentes ethnies, ainsi que de Marx, Engels, Jay Lovestone, Bertram Wolfe et divers dirigeants trotskistes américains (Max Shachtman et d'autres). Cette fresque manifeste de façon directe l'adhésion de Rivera aux idées défendues par Trotski et ses partisans.
  Au cours de l'année 1935, Rivera reprend son travail sur le mural du grand escalier du Palacio Nacional, une immense fresque de l'histoire du Mexique depuis l'époque des Aztèques (côté droit) jusqu'à la période contemporaine (côté gauche), en passant par la conquête, la colonisation, la Réforme de Juarez et la Révolution mexicaine. Le thème de la lutte des classes traverse l'ensemble, mais c'est surtout dans la dernière section, intitulée Le Mexique d'aujourd'hui et de demain, qu'il devient dominant. Le «moment magique» est évident dans la représentation du monde préhispanique, avec un soleil en forme de visage humain inversé et le dieu Quetzalcôatl chevauchant un immense serpent ailé; mais la présence de Marx au beau milieu du Mexique du χχθ siècle n'a rien de réaliste. Se référant à cette fresque, Bertram Wolfe écrira: «Toute l'œuvre en somme, par sa richesse, complexité, sens du mouvement social, est influencée par la proximité du marxisme comme Giotto par exemple est influencé par le mouvement franciscainii.» Dans son remarquable essai iconologique sur la dernière section du mural - dont les scènes de foule semblent inspirées des films d'Eisens- tein -, Ilana Lôwy observe que l'atmosphère de l'œuvre est plutôt pessimiste: le centre de la fresque est occupé par «la lutte féroce et sanglante du présenti2». Certes, un immense Karl Marx pointe du doigt la société communiste de l'avenir, mais celle-ci est difficilement visible, tout en haut de l'escalier. L'influence du trotskisme est une des explications pos-sibles de cette approche, qui se dissocie de l'optimisme facile des communistes staliniens et qui contribue sans doute à la force d'expression du mural. Diego Rivera avait affiché sa sympathie pour le trotskisme dès son exclusion du PCM en 1929, mais c'est seulement en 1936, quand les différents groupes de l'opposition de gauche s'unifient pour fonder la Liga comunista internacionalista (LCI), qu'il se décide à adhérer. La même année, il crée quatre larges panneaux, sur commande du financier Alberto Pani, pour l'Hotel Reforma à Mexico. Les peintures de Diego contiennent des allusions saty riques à des personnages du monde poli-tique, militaire ou des affaires (dont un général au visage de singe) qui provoquent l'ire de Pani. Après de multiples péripéties - effacement des visages controversés par Pani, procès (gagné) du peintre contre le propriétaire de l'hôtel, rétablissement de la version originale -, les œuvres seront retirées de l'hôtel. Elles sont actuellement exposées au Palacio de Bellas Artes.

2014-06-23 08 Diego-Rivera  À cette époque, Léon Trotski est interdit de séjour partout dans le monde - «La planète sans visa», selon le titre d'un essai qu'il rédige à ce moment-là - et se trouve dans une situation difficile. Diego Rivera est chargé par ses camarades de la LCI, en novembre 1936, d'une tâche politique de première importance: convaincre le président Lazaro Cardenas d'accorder l'asile politique au révolutionnaire russe exilé. La demande est acceptée et en janvier 1937, Léon Trotski et Natalia Sedova débarquent à Veracruz, où ils sont reçus chaleureusement par Frida Kahlo; elle les emmène immédiatement à la Casa Azul de Coyoacan, qu'elle partage avec Diego, où ils vont habiter pendant deux années. Selon Jean Van Heijenoort, à l'époque secrétaire de Trotski, «les relations entre Trotsky et Rivera étaient exceptionnelles. Rivera était la seule personne qui pouvait venir à la maison à n'importe quelle heure sans se faire annoncer, et Trotsky le recevait toujours chaleureusement ». Quant à Frida et Trotski, leur relation prend, pendant une courte période de quelques mois en 1937 - à l'insu de Diego, mais au désespoir de Natalia -, un tournant érotique et sexuel.
  En avril 1938 arrivent au Mexique André et Jacqueline Breton, pour un séjour de plusieurs mois. Lui aussi sympathisant du trotskisme, le fondateur du surréalisme est logé à la Casa Azul; les trois couples, accompagnés de gardes et de secrétaires, font de nombreuses excur-sions ensemble. Breton admire l'œuvre de Rivera, mais c'est surtout celle de Frida Kahlo (qu'il considère comme une artiste surréaliste) qui le passionne. Il a parfaitement saisi la dimension révolutionnaire de sa peinture: «Frida Kahlo de Rivera est placée précieuse-ment en ce point d'intersection de la ligne politique (philosophique) et de la ligne artistique, à partir duquel nous sou-haitons qu'elles s'unifient dans une même conscience révolutionnaire [...].» Il résume l'esprit de son œuvre avec une formule devenue célèbre : « L'art de Frida Kahlo de Rivera est un ruban autour d'une bombeu.» Breton et Trotski rédigent ensemble un document important, le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938), qui affirme la vocation révolutionnaire de l'art mais refuse son embrigadement politique, dans une critique directe à l'art officiel stalinien; l'art, affirme-t-il, doit suivre « un régime anarchiste de liberté individuelle». Le manifeste, appelant à la fondation d'une Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (FIARI), est signé par Breton et Rivera; Trotski voulait qu'il soit signé par des artistes uniquement et il montre sa confiance en Rivera en lui déléguant sa signature. Un petit noyau de la FIARI est formé au Mexique et une revue intitulée Clave (« Clé ») est créée, avec Rivera parmi ses principaux rédacteurs; il y publie, fin 1938 et début 1939, plusieurs articles à la tonalité vive-ment antistalinienne.


  Cependant, au cours de la deuxième moitié de l'année 1938, les rapports entre Trotski et Rivera se détériorent. La plu- part des biographes - à l'exception de Van Heijenoort - s'accordent pour attribuer cette crise personnelle à la découverte par Diego - follement jaloux, malgré (ou à cause de) ses nombreuses infidélités - de la liaison entre son épouse et le dirigeant de la IVe Internationale. Rivera démissionne de la LCI au début de 1939 et en avril, Léon et Natalia quittent la Casa Azul pour s'installer rue Viena. Rivera s'éloigne du trotskisme et fonde un éphémère Parti révolutionnaire ouvrier et paysan (PROC) pour soutenir la candidature à l'élection présidentielle du général Mùgica, représentant de la gauche cardéniste. Étrangement, peu après, il décide de soutenir la candida-ture - politiquement peu claire, sinon droitière - du général Juan Almazan; c'est alors que la LCI se dissocie publi-quement de ses positions. Cependant, le peintre garde de la sympathie pour les idées politiques de Trotski et après son assassinat, en août 1940, par l'agent stalinien Ramôn Mercader, il peint, dans une fresque à San Francisco sur le thème de l'unité panaméricaine (fin 1940), une scène en hommage au Dictateur (The Great Dictator) de Chaplin où Staline, tenant dans son poing un piolet - l'arme du crime de Mercader -, est placé aux côtés d'Hitler et de Mussolini...
  L'entrée de l'URSS dans la guerre contre le nazisme le conduit toutefois à changer de position en adhérant au stalinisme : un tournant brutal et difficile à expliquer, partagé sans restriction par Frida. À partir de 1942 commence son long et difficile chemin vers le retour au Parti communiste mexicain: jusqu'en 1954, ses différentes demandes de réadmission seront systématiquement refusées. Après une pause de plusieurs années, il reçoit à nouveau des commandes officielles de murales: ceux consacrés à l'histoire de la cardiologie (1943-1944), à l'histoire de l'eau (1951), au sport (au stade olympique, 1952) ou à l'histoire du théâtre au Mexique (1953) ne sont pas particulièrement politiques. La fresque Rêve d'un dimanche après-midi dominical au parc Alameda, pour l'Hotel del Prado (1947-1948), l'est en revanche. Au centre de cette vaste fresque « réaliste magique » sur l'histoire du Mexique se trouve un personnage étrange : un squelette habillé à la dernière mode féminine, la célèbre calavera du folklore mexicain immortali sée par les gravures de José Guadalupe Posada. Parmi les personnages mis en relief, Emiliano Zapata sur un cheval fougueux, au milieu du feu et de la flamme de la Révolution. La source de scandale, cette fois-ci, n'est pas Lénine, mais Ignacio Ramirez, «El Nigromante», un penseur libéral radical du χιχθ siècle dont le portrait est agrémenté d'une bulle avec la phrase qu'il a prononcée lors d'une conférence de l'Academia de Letran en 1836 : « Dieu n'existe pas. » Face à la réaction indignée de l'Église et d'étudiants catholiques qui effacent la phrase sacrilège au couteau, le propriétaire de l'hôtel demande à Rivera de rectifier le mural; le refus du peintre conduit à l'oc-cultation de la fresque pendant neuf ans, jusqu'à ce que, de guerre lasse, il accepte de remplacer la citation par cette phrase : «Academia de Letran, 1836.»
  En 1952, Rivera peint un panneau de propagande communiste, Cauchemar de guerre, rêve de paix, célébrant l'Appel de Stockholm pour la paix. La partie gauche, qui représente Staline et Mao-Tsé-Toung proposant l'Appel aux puissances occidentales (l'Oncle Sam, John Bull, Marianne), est faible, pour ne pas dire ridicule, mais la section centrale, qui représente un personnage crucifié et des individus pendus ou fusillés pendant que des militaires avancent, fusil au poing, est assez puissante. Commandée par l'INBA (Instituto Nacional de Bellas Artes), la peinture est refusée par son directeur; après un passage par Paris, où elle est montrée avec le soutien du Parti communiste français, elle part pour la Chine, où elle disparaît sans laisser de traces.
  Finalement, en 1954, Diego est réadmis dans les rangs du PCM, au prix d'une pénible autocritique dans laquelle il dénonce avec véhémence ses «erre-ments trotskistes» des années 1930. Il peint alors un panneau anti-impérialiste, Glorieuse Victoire, dénonçant le renversement, parrainé par les États-Unis (Foster Dulles, secrétaire d'État), du président élu du Guatemala, Jacobo Arbenz (gauche démocratique). Au centre du tableau apparaît Castillo Armas, l'organisateur du coup d'État, présenté comme un laquais de Foster Dulles. Cette œuvre, qui est loin d'être la plus réussie de Rivera, fera le tour des démocraties populaires avant de finir à Moscou, où elle se trouve encore.
  Les dernières années de Frida Kahlo sont marquées par le déclin de sa santé et un engagement communiste intense. Réadmise au PCM en 1949, bien avant Diego, elle ressent le besoin de mettre son art au service de la cause : «Comment transformer ma peinture pour qu'elle devienne utile au mouvement révolutionnaire communiste, car jusqu'à présent je n'ai peint que l'expression honnête de moi-même, mais absolument éloignée d'une peinture qui pourrait servir le parti. Je dois lutter de tout mon être pour que le peu de forces que me laisse ma santé soit destiné à aider la révolution, la seule véritable raison de vivre » (1951). Amputée de la jambe en 1953, elle fait en 1954 un tableau étonnant, chargé de «réalisme magique» (au sens strict du mot «magie») intitulé Le Marxisme guérira les malades : grâce aux mains miraculeuses de Karl Marx, Frida est guérie et peut renoncer à ses béquilles. À la même époque, elle peint un autoportrait aux côtés d'une image de Staline, représenté comme une sorte d'icône religieuse. Sa dernière apparition publique a lieu lors d'une manifestation contre l'invasion du Guatemala, à laquelle elle participe dans un fauteuil roulant poussé par Diego Rivera. Elle mourra peu après, en juillet 1954. Diego s'éteindra en 1957.
  En conclusion, on peut reprocher à Diego et à Frida un parcours politique parfois erratique et surtout, la décevante adhésion au stalinisme dans les dernières années de leur vie. Mais leur art n'est pas moins fascinant par sa force d'expression. L'œuvre de Frida, toute chargée d'insolence et de révolte, est profondément subversive (comme l'avait si bien compris Breton) sans que cela soit exprimé (à quelques exceptions près) de forme directement politique. Les murales de Rivera en revanche (dans la plupart des cas) sont indissociables de son adhésion au communisme, tantôt dans ses formes officielles et orthodoxes, tantôt dans celles hérétiques et dissidentes. Vouloir effacer le marxisme de son œuvre revient au même que supprimer le christianisme des fresques de Giotto et de Mantegna.

2014-06-23 03 Diego Rivera

1 Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine, 1914-1920, une révolution interrompue, Paris, Syllepse, 1995.
2 Diego Rivera, Mi arte, mi vida, una autobiografia
hecha con la colaboraciôn de Gladys March, Mexico, Herrero, 1963, traduit de l'original anglais par H.G. Casanova, p. 69-71.
3 Bertram Wolfe, Diego Rivera su vida, su obra y su época, Santiago du Chili, Ercilla, 1941.
4 El Machete, journal à l'origine syndical, devient à partir du tep mai 1925 l'organe officiel du PCM.
5 Cité dans Patrick Marnham, Dreaming With His Eyes Open: A Life of Diego Rivera, Londres, Blooms
bury, 1998, p. 201.
6 Pour une chronologie détaillée de la vie de Rivera et une description iconographique de ses fresques, on peut consulter Diego Rivera a Retrospective, cat. exp. Detroit Institute of Arts (Détroit), New York, Londres, éd. W. W. Norton, 1986.
7 Pour la biographie de Frida Kahlo et la description de ses tableaux, voir Andrea Kettenmann, Frida Kahlo 1907-1954, souffrance et passion, Cologne, Taschen, 1992.
8 Cité dans Raquel Tibol et Diego Rivera, Arte y politico, Mexico, Grijalbo, 1979, p. 437.
9 Sur ces épisodes de l'année 1933, voir l'excellent article de Dora Apel, «Diego Rivera and the Left: The Destruction and Recreation of the Rockefeller Center Mural», Left History, vol. 6, n0 1, 1999, p. 57-72.
10 Cité dans P. Marnham, Dreaming With His Eyes Open, op. cit. p. 279.
11 B. Wolfe, Diego Rivera: su vida, su obra y su época, op. cit., p. 207. 12 Ilana Lôwy, «Le Mexique d'aujourd'hui et de demain. Tentative d'interprétation iconologique d'un mural de Diego Rivera», dans Essais sur les formes et leurs significations, Paris, Denoël, coll. «Bibliothèque Médiations», 1981, p. 214.
12 Jean Van Heijenoort, De Prinkipo à Coyoacân,
sept ans auprès de Léon Trotsky, Paris, éd. Les Lettres Nouvelles/ Maurice Nadeau, 1978, p. 201.
13 André Breton, «Frida Kahlo de Rivera» [1938], dans Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 144.
14 Cité dans Rauda Jamis, Frida Kahlo, autoportrait d'une femme, Paris, Actes Sud, coll. «Babel», 1985, p. 368.